Musée de l'Arles Antique
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D'une modernité nourrie de classicisme, la construction
d'Henri Ciriani identifie clairement ses diverses fonctions par une
architecture où la prise en compte du climat méditerranéen et du passé du site
détermine un parcours dans l'espace et le temps.
Chez Henri Ciriani il y a du cuistot vieille manière : le
musée de l'Arles Antique est une œuvre cuite à petit feu, soigneusement
mijotée, surveillée et agrémentée sans relâche pendant plus de douze ans. Il y
a aussi du Bramante chez Henri Ciriani. Vasari écrivait de celui-là qu'il avait
retrouvé le vocabulaire classique et l'avait porté à son point de perfection.
La comparaison est valable en ce sens que Ciriani cherche à reprendre,
perpétuer et magnifier la tradition du mouvement moderne, de Corbu et des
Hollandais, et que ce faisant, il développe un style architectural qui lui est
propre, parfois à l'opposé de ce dont il se réclame. L'un et l'autre pourtant
auront agi en se pensant comme les fidèles disciples de Vitruve et Alberti pour
l'un, de Corbu et Oud pour l'autre. La comparaison avec la Renaissance ne
s'arrête pas là. En effet, la Renaissance est le temps d'une nouvelle vision de
l'univers, cohérente et surtout globalisante. Pour se construire, s'établir et
se diffuser, elle aura recours à des théoriciens, Alberti en tête, inévitable
père de la profession architecturale et dont le traité, selon Joseph Rykwert
tend à "assurer la rationalisation du bâtiment, rendre explicable dans des
termes véritablement rationnels". C'est là que nous retrouvons Ciriani,
l'enseignant, dans sa logique implacable de ne rien avancer sans que trois
raisons (au moins...) ne veillent au choix. Et justement, des bonnes raisons,
Henri Ciriani n'en manque pas pour étayer, justifier, mettre en équation ses
choix et son architecture. Or, ce faisant, on peut se demander s'il ne fait pas
qu'opacifier un peu plus son parti, comme un maquillage sophistiqué peut à la
fois magnifier un visage et le murer dans une image fixe. Cette démarche
"à couvert" n'est donc pas sans risque. Celui d'un certain formalisme
figé au travers d'une plastique et d'un graphisme hautement sophistiqués. Henri
Ciriani est aujourd'hui à une croisée des chemins. Alors qu'il achève à
Colombes un projet qui ressemble fort à une sorte d'autobiographie, celui
d'Arles n'est autre que son propre manifeste. La clôture de ces travaux marque
un moment précieux: celui d'une ouverture. Devant Ciriani s'ouvre un horizon
vaste et bien plus libre, une fois tout cela posé. (Reste à savoir si Henri Ciriani le
souhaite). Un autre Ciriani pourrait nous surprendre. Il n'est que de regarder
ses derniers dessins. L'univers pictural de Picasso et Matisse auquel il fait
si volontiers référence chahute quand même pas mal Corbu et Mies et la
sensualité de Niemeyer ne semble plus si lointaine. Au vu de ces croquis
d'architectures utopiques, il est permis de se demander comment l'enseignant
rigoureux pourrait justifier en trois points, trois arguments, ses statues de
femmes dévêtues et formes sculpturales. Il serait néanmoins dommage qu'il y
renonçât faute de rhétorique. Nous y perdrions. Ciriani déclare: "quand je
sens que je me laisse aller j'ouvre Corbu"... Ce n'est donc pas lui faire
injure que de citer Malraux, le 1er septembre 1965, aux obsèques du
maître: "Il inventait, au nom de la fonction comme au nom de la logique,
des formes admirablement arbitraires".
Le triple enjeu
d'un musée
La ville d'Arles est l'une des premières cités à avoir
accueilli et présenté des collections archéologiques.
Le premier musée datait de 1784. Autant dire que le mode
de présentation n'était plus d'une grande cohérence (plusieurs lieux) ni des
plus pertinents, si l'on songe que le produit des fouilles des cinquante
dernières années n'avait pratiquement jamais été exposé.
L'enjeu était triple:
- donner
une image du développement urbain d'une cité depuis la préhistoire jusqu'au VIe
siècle de notre ère (soit une vision cohérente sur plus de trois mille ans);
- témoigner
des développements architecturaux et culturels;
- expliquer
les mutations humaines.
Le programme fut lancé selon trois axes:
- présenter
un savoir (soit la partie musée – exposition)
- offrir
un savoir-faire, partie elle-même divisée en deux: d'une part, une unité de
recherche en archéologie, comprenant un laboratoire de restauration permettant
de "traiter" les objets découverts sur les chantiers de fouilles
(selon un rythme pouvant atteindre 1000 objets par jour), d'autre part, une
unité d'accueil, de formation et d'information scientifique.
Ces trois pôles trouvent une réponse fidèle dans la mise
en forme triangulaire du projet architectural.
Celui-ci s'épanouit sur un site d'exception: 6 hectares
en limite du centre historique, à la pointe d'une presqu'île bordée du Rhône et
de son canal, sur un terrain habité des restes d'un cirque romain fondé sur 88
000 pieux issus d'arbres coupés dans l'hiver 148-149, sous Antonin... le Pieux;
l'un des rares cirques en Europe à avoir conservé sa piste.
Enfin, Ciriani trouve une justification historique à son
parti formel: la romanité n'ayant pas produit de figure triangulaire pure (Arles
possède le rond des arènes et le carré long du forum), la chose se serait
imposée d'elle-même.
Homothétique au triangle équilatéral du musée, un patio
triangulaire ancre en son centre le bâtiment qui se développe et tourne autour.
Ce patio central introduit plusieurs principes:
Le rapport avec le
ciel et le climat. Alors que la lumière baigne horizontalement l'espace
intérieur du musée (sheds doucement arrondis, grande fenêtre sur le fleuve...)
le patio central ouvre sur le ciel. Il offre un dégagement vertical au regard.
Ceci est encore accentué par le fait que cet espace minéral est recouvert
d'eau: présence apaisante et rafraîchissante de l'eau dans l'espace
méditerranéen, mais aussi présence du reflet du ciel, et donc prolongement de
cette verticale.
L'axialité du
bâtiment et son ancrage face à la ville. L'escalier central qui matérialise
cette verticale est l'occasion d'un dialogue avec la cité: d'un dialogue formel
évident entre les clochers d'Arles et ce qui en est un autre, pareillement à
l'échelle du site. Ainsi, à la religiosité de ce cloître tout baigné de ciel
répond celle d'un campanile dont les matériaux et l'élan augmentent l'effet.
Le parcours. Cet
escalier se prolonge d'une passerelle qui mène sur la toiture, quatrième façade
du musée. Le visiteur se retrouve alors sur un balcon face à la ville. Selon la
jolie expression de Ciriani, une fois là-haut et face à la cité romaine
"on annule le temps".
Cette promenade autorise une perception apaisée et la
compréhension du bâtiment. On goûte alors l'inscription dans le site, et cette
chose délicate que Le Nôtre avait dictée pour Versailles: "ne pas dépasser
la cime des arbres".
Les couleurs
Le musée dans son ensemble est bleu: bleu phénicien qui,
par la présence de l'"Emalit" et de ses reflets, n'est pas sans évoquer les émaux
des Della Robbia à Florence. La nature de ce revêtement laisse varier au
fil des heures et des jours l'intensité et la profondeur du bleu. A chaque
partie, ou chaque fonction, est affectée une aile et à chaque aile sa couleur.
- Face
à la ville, l'aile culturelle, lieu de la pensée, est blanche.
- Le
long du Rhône, l'aile correspondant au parcours d'exposition s'ouvre de
fenêtres plein cadre sur le fleuve et le ciel bleu arlésien: transparence.
- L'aile
laboratoire, lieu où l'on travaille à partir de la matière brute et du produit
des fouilles, est rouge terra cotta.
Les angles
Leur traitement architectural est intéressant à plusieurs
titres:
- d'une
part, du fait qu'il est extrêmement difficile de faire percevoir un angle aigu
dans la vision frontale d'une façade, et ici tout spécialement pour la façade
urbaine;
- d'autre
part, du fait que chaque angle correspond à une fonction, une aile et sa
possible extension, chacun va servir de révélateur de chaque partie, et donc
recevoir un traitement spécifique.
Les façades
Elles sont intérieures et extérieures. Ainsi y retrouve
t'on les couleurs qui signifient les fonctions organisées dans chaque aile:
- Dans
la partie muséographique exposition, la transparence joue dans les deux sens.
- Au
rouge de la partie scientifique correspond le "marmorino" rouge du mur intérieur
sur lequel sont accrochés des fragments de bas-reliefs. Une lumière naturelle
et zénithale accompagne ce mur sur tout son long: celui-ci n'est plus un fond
mais devient une véritable façade qui nous regarde. Cette inversion de la
perception produit un effet saisissant sans théâtralité. On songe aux palais
romains du XVIe siècle incrustés de fresques et bas-reliefs.
- A
la façade d'entrée capotée de bleu, d'où surgissent les saillies blanches des
volumes du savoir et de la convivialité, répond une rue intérieure qui la
longe, se reflète dans l'"Emalit", et laisse percevoir les angles dédoublés.
Ainsi, dans ce jeu subtil sur la virtualité, dans cette obsession à
"ouvrir ce qui est fermé, et fermer ce qui est ouvert", et par cette
science de la géométrie, Ciriani nous propose-t-il une petite cosmogonie bien à
lui, une rhétorique implacable, une mécanique parfaitement huilée.
La muséographie
Chose pas si courante que ça, l'architecte fut convié à
concevoir la muséographie (ce qui ne fut pas le cas à Péronne).
La cohérence visuelle et conceptuelle obtenue est
perceptible sur le site. Chaque élément a été abordé comme une petite pièce
d'architecture; il s'établit un dialogue formel et un rapport d'échelle des
plus directs entre le bâtiment, le musée et son mode d'exposition.
- Un
rapport de forme: chaque vitrine chaque socle a été pensé et dessiné de façon
autonome. Il est intéressant de constater que cet exercice n'est pas sans avoir
en retour laissé une sérieuse empreinte chez Ciriani: ses projets utopiques ne
seraient-ils pas des vitrines ayant changé d'échelle?
- Un
rapport d'échelle: dans un parcours on ne peut plus structuré, le fait de voir
cette même rhétorique s'appliquer sur un meuble produit une tension et capte
l'attention sur la muséographie. Cet effet permet d'évoquer Scarpa à Vérone.
Un rapport de système: en
contrepoint de l'aspect figé et intemporel de l'espace architectural, se
développe un travail sur l'éphémère et les figures inachevées: potences,
porte-à-faux... dont chaque figure complète et relance la suivante. Une touche
volontaire de fragilité vient adoucir cette chaîne logique de tensions
rebondissantes, par la présence d'à-plats de "marmorino" sur lesquels lettres et
cartes sont délicatement peintes.
(Vincent Borie, 1995)
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