588 (extrait)
France-Culture
François Chaslin
Métropolitains n°588
15 avril 2012
*
musique,
16h31 Henri Ciriani,
l'affaire d'Arles
Rions un peu
avant de nous lamenter. Nous sommes le 25 mars 1995, écoutons le Journal de la
chaîne de télévision FR3, qu'on appelle le 19/20. Edouard Balladur est venu le
matin même inaugurer un musée dans les Bouches du Rhône. En raison du
brouillard, son hélicoptère s'est posé en pleine campagne et une automobiliste
qui passait par là a gentiment pris dans sa Mercedes blanche le Premier
Ministre et candidat aux élections présidentielles Edouard Balladur qui faisait
tout bonnement de l'auto-stop.
* bobineau,
journal de la 3, plage 4, 1'25"
Le musée en
question est le musée de l'Arles antique de l'architecte Henri Ciriani, un
équipement conçu douze ans plus tôt, en 1983. Il s'avèrera que cette affaire
d'autostop était une invention de marketing électoral, un coup médiatique,
inventé par Georges Tron (aujourd'hui célèbre pour masser les pieds de ses collaboratrices),
une aventure totalement bidonnée avec une comparse, que révèlera le Canard Enchaîné. C'était notre
introduction riant, de période électorale. Passons à la déploration.
Une atteinte
majeure à cette œuvre emblématique de l'architecture française des années
quatre-vingts et quatre-vingt dix, l'un des principaux grands projets de
province du premier septennat de Mitterrand, a été commise au mois de février.
Ce musée de l'Arles antique est un édifice splendide; il a été finaliste (shortlisted) du prix européen Mies van
der Rohe en 1996, année où c'est un d'ailleurs autre bâtiment français qui
devait l'emporter, la Bibliothèque de France de Dominique Perrault.
On a décidé
d'y ajouter une extension pour la présentation d'un chaland antique qui a été
retrouvé dans le Rhône à l'occasion de ces fouilles récentes qui ont mis à jour
(parmi d'autres trésors) le fameux buste de César actuellement exposée au
Louvre (jusqu'au 25 juin). Très bien. S'il faut exposer de nouvelles
découvertes, allons-y. Mais un monument a aussi ses droits; casserait-on un
angle de la villa Savoye pour y greffer un garage? L'aurait-on fait, du vivant
de Le Corbusier sans y associer son auteur? C'est ce qui s'est passé ici,
l'atelier de maîtrise d'œuvre du département des Bouches-du-Rhône s'étant
chargé de l'affaire. En février, on avait déjà commencé à taper dans l'un des
angles du musée, charcuté à la pince à béton, comme l'attestaient les photos du
"chantier" qui nous étaient parvenues et à la suite desquelles nous
avons décidé d'alerter l'opinion.
Un angle,
nous dira-t-on? Oui, mais c'est ici très important, un angle. Le musée avait
été dessiné selon une figure géométrique assez rare : un triangle, ou plus
exactement un triangle "en hélice" dont les ailes débordent, ce qui
donne à chacun de ses trois angles un statut très particulier. Et à vrai dire
essentiel. L'angle Nord, celui qui a été attaqué, constitue le côté droit de la
grande façade principale. Il s'ouvre en une sorte de patio de grande hauteur,
qui est marqué par des jeux de poteaux ronds et de poutres de béton armé, en
contraste avec le bleu soutenu de l'Emalit (c'est du verre laqué) qui enveloppe
le bâtiment et lui confère, sous le ciel bleu de Provence, une extrême qualité
d'abstraction et d'élégance plastique. Ce patio est vitré du côté du musée et
il ouvre sur le fleuve par une longue et magnifique "fenêtre" percée
dans la paroi. C'est l'un des clichés des revues d'architecture de ces
années-là, très souvent photographié pour sa beauté. Et c'est dans ce patio,
entre les voiles d'Emalit bleu, contre la longue percée sur le Rhône, contre
les parois vitrées qu'il va obturer, c'est là, dans ce moment essentiel de la
façade, que s'installe l'extension.
Cette
question soulève de nombreux points : questions de propriété morale ou
artistique, qui concerne l'architecte, questions de respect du patrimoine
architectural contemporain, qui est collectif et qui nous concerne tous, questions
de légitimité des services départementaux de maîtrise d'œuvre : sont-ils
compétents pour corriger, compléter ou tripoter de quelque façon que ce soit
l'œuvre d'un grand artiste?
Il y avait là
un véritable cas d'école dont nous avons invité les diverses instances à se
saisir. Ce qu'elles ont fait. L'Académie d'architecture la première, puis le
Conseil national de l'ordre des architectes, puis le Comité international des
critiques architecture, l'association internationale de défense du mouvement moderne
Docomomo, le Syndicat de l'architecture, le syndicat des architectes des
Bouches-du-Rhône, etc. Et de nombreux architectes ou critiques. Quelques
organes de presse : d'abord Auzolle, d'Archicool,
Le Moniteur, AMC, le bulletin Archiscopie,
El Comercio à Lima, William Curtis
dans Architectural Review, se sont
déjà saisis de l'affaire; rien dans la presse non spécialisée.
Des personnalités
internationales ont protesté : de Londres l'historien Joseph Ryckwert, de Milan
l'architecte Vittorio Gregotti, de New-York Paul J. Amatuzzo et Kenneth
Frampton, d'Australie Haig Beck et Jackie Cooper, de Washington Robert McCarter,
de Los Angeles Harry Wolf, de Ljubljana Maja Ivanic au nom des associations
d'architectes de Slovénie.
Voici un
extrait de la lettre que nous a envoyée le célèbre professeur et historien
Kenneth Frampton:
"No words can adequaly express the shock and
repulsion I felt when I learnt about the barbaric
intervention that your administration has seen fit to inflict on one of the
most masterly buildings that have been realized in France over the past decade.
It is evident that you proceeded with the wanton partial demolition of this
work in a clandestine manner, overnight as it were, in order to present the
world with a fait accompli that cannot be readily remedied. So far I totally
fail to understand what can have possibly been a plausible raison d'être to
justify this act of gratuitous cultural violence. (...) Tell me how can
Marseille, and its attendant region, serve as the European Cultural Capital of
2013 with this particular blot on its cultural reputation. (...)"
Les mots ne peuvent rendre compte du choc et du dégoût qui furent les miens
lorsque j'ai appris l'intervention barbare que votre administration a cru
devoir infliger à l'un des bâtiments les plus magistraux qui aient été
construits en France dans la dernière décennie. Il est évident que vous avez
procédé à la démolition partielle délibérée de cette œuvre de manière clandestine,
du jour au lendemain pour ainsi dire, afin nous mettre devant un fait accompli et
presque irrémédiable. Je n'arrive pas à comprendre ce qui pourrait justifier
cet acte de violence culturelle gratuite. (...) Dites-moi comment Marseille et
sa région pourront se dire capitale culturelle de l'Europe 2013, avec cette tâche
singulière sur leur réputation culturelle. Etc."
Nous avions
rencontré Henri Ciriani, juste avant qu'il ne s'en retourne au Pérou,
où il vit et enseigne une partie de l'année.
*
bobineau, entretien Ciriani, à Auxerre, le 29
février, plage 5, 3'18" Nous sommes en plein drame car votre Musée de
l'Arles antique, un bâtiment emblématique de l'architecture des années
quatre-vingt dix, l'un des grands projets de province du premier septennat de
Mitterrand, est en train d'être défiguré depuis qu'on a décidé de lui ajouter
une extension pour la présentation d'un chaland antique trouvé dans le Rhône.
Un blog très complet a été ouvert sur cette
affaire, avec documents historiques depuis le moment du concours de 1982, des
photographies et documents graphiques, une anthologie d'articles critiques, des
vues du chantier contesté et les réactions récentes. L'adresse en est
ciriani-en-arles, avec des traits d'union : http://ciriani-en-arles.blogspot.com
*
musique,
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